« Hier j’ai vu le nouveau film de François Ruffin et Gilles Perret, Debout les femmes. J’ai été bouleversé. C’est un film qui parle de ces femmes aides à domicile, femmes de ménage, celles qui soignent les personnes âgées malades ou qui accompagnent les enfants handicapés. Elles travaillent dix heures ou plus par jour, mais la plupart de ces heures, passées dans les transports entre deux domiciles, ne sont pas comptabilisées. Elles sacrifient toute leur vie, leur santé – elles travaillent trop et sont victimes d’accidents en permanence, fractures du genou, des épaules, des hanches pour celles qui soulèvent des personnes âgées, problèmes de dos chroniques pour celles qui font le ménage, épuisement généralisé pour celles qui prennent soin des enfants handicapés.. et elles gagnent moins que le smic. Certaines d’entre elles n’arrivent pas à manger correctement, sont contraintes à abandonner leur logement, d’autres sont déjà handicapées avant l’âge de la retraite. Elles racontent qu’elles aiment prendre soin des autres mais qu’elles n’en peuvent plus. C’est un film déchirant, et très fort. En le voyant j’ai pleuré, beaucoup. Beaucoup de vies dans nos sociétés sont des vies à pleurer, et je suis convaincu, de plus en plus, que ne pas faire d’œuvres, de films, de livres, qui font pleurer, c’est ajouter de l’invisibilité à ces vies. Le film de Ruffin et Perret fait couler beaucoup de larmes, des larmes qui donnent envie de se battre pour et avec ces femmes, si généreuses, si belles, si charismatiques, et écrasées par la violence de l’exploitation et des gouvernements qui les méprisent, qui les tuent. Allez voir “Debout les femmes”, allez-y absolument, parlez-en, pour ma part j’ai l’impression que je n’écrirai plus jamais de la même manière après l’avoir vu. »

Edouard Louis


« Debout les femmes ! est un film très important dans une période où beaucoup de politiques affichent l’importance qu’ils accordent aux métiers du « soin », tout en continuant à les traiter de façon scandaleuse malgré les quelques augmentations obtenues.

1) Les mots Parler de métiers du « lien » est fort, car il ne s’agit pas que du soin médical ; il s’agit de tous les métiers où l’on s’occupe des personnes, de toutes les personnes vulnérables qui ont besoin d’aide ; où l’on assure le fil de la vie quotidienne.On parle aussi de care parce que le mot care en anglais ce n’est pas un terme technique, c’est un mot qui renvoie à la fois à un souci d’autrui, une attention, et à un travail spécifique. Il n’y a pas de mot français qui recoupe ces deux dimensions, c’est pour cela que je trouve le mot utile et qu’on l’a utilisé dans de nombreuses études. Parler de lien c’est très juste aussi mais il faut évoquer cette association particulière du sentiment et du travail qui est magnifiquement montrée dans le film.

2) Le travail Le film est un bel hommage mais aussi très précis, au travail de care. Il est décrit de façon très complète. Le film montre la précision des gestes du soin quotidien. C’est la première fois que je vois une toilette filmée quasi dans son intégralité. C’est très beau et très réaliste. On voit à que point ces professions (toutes celles qui sont représentées dans le film, également les personnels dans les écoles) sont difficiles techniquement et nécessitent d’être reconnues comme compétences, ce qui pose la question de la professionnalisation. Ces métiers sont sous évalués entre autres parce qu’il y a l’idée que n’importe qui peut les faire. Le film prouve à quel point ils nécessitent une technique et un effort physique (voir les conséquences/handicaps physiques qui en résultent pour les personnes qui exercent ce travail). Il montre aussi la diversité des tâches demandées aux AVS : nettoyer et nourrir les personnes, mais aussi leur laver les cheveux, les coiffer, ou les aider à remplir leurs papiers. C’est intéressant de voir cette vision intégrale/étendue du service à la personne. Au plan négatif il peut en résulter des formes d’esclavage contemporain, où la personne care receiver (bénéficiaire des soins) considère que la personne est entièrement à sa disposition, et cela aussi est bien montré – notamment de la part des familles des personnes sujets de soin qui visiblement se reposent sur les caregivers.

3) Les sentiments Le film montre aussi sans sentimentalisme l’amour du travail et l’attachement des professionnelles à leurs « patients ». Il montre aussi que c’est parce que ce travail est accompli avec gentillesse et attention qu’il est dévalorisé, tenu pour acquis. Le film répond très bien aux classiques attaques contre le travail de care, en montrant que c’est finalement les femmes qui décident si elles veulent investir affectivement ou non dans leur travail. Il montre aussi qu’elles aiment souvent leur travail mais qu’il est tellement mal rémunéré qu’elles en viennent à le regarder avec désespoir et haine : en travaillant 50 h par semaine elles gagnent autour de 800 euros par mois, même pas de quoi vivre. Ces travailleuses du lien ont le sentiment d’être essentielles à la vie de ceux dont elles s’occupent, et en même temps, au delà de leurs remerciements, elles n’ont aucune reconnaissance de l’importance de leurs tâches. Debout les femmes permettra au public de comprendre qu’on marche sur la tête : ce qui est le plus important dans la société, ce qui la fait tenir, est de fait ce qui est le moins bien considéré. Il faut renverser cette inversion des valeurs.

4) Conditions L’angle du travail est essentiel et le film nous montre le détail des conditions du travail des AVS notamment, qui doivent conduire (avec leur voiture et à leur frais pour l’essentiel) d’un endroit à l’autre et retour, avec un travail totalement haché entre des phases de trajets non rémunéré et à peine compensé. C’est cette caractéristique qui est le cœur de l’exploitation et c’est très bien montré, même chose pour le travail des femmes de ménage qui n’est plus pris en compte dans sa globalité mais par morceaux. Ce qui empêche aussi le travail bien fait, selon les femmes interrogées qui doivent courir d’un endroit à l’autre. Dans le dernier film de Ken Loach, Sorry we’ve missed you (2018), très beau aussi, on voit un couple se démener au cœur dérives de du capitalisme, et les ravages qu’elles font sur la vie d’une famille. Lui devient chauffeur-livreur « indépendant » aux ordres d’une plateforme de vente en ligne qui aura sa peau. Mais tout aussi importante dans le film est l’épouse, Abby, auxiliaire de vie, qui vend sa voiture pour que son mari puisse acquérir une camionnette et se retrouve à devoir courir en bus d’une maison à l’autre avec des horaires à rallonge. Loach a su pointer cette caractéristique violente de ces métiers où on n’est payé que par bribes pour d’énormes journées. La proposition de loi que défend François Ruffin dans le film touche précisément à ce point, pont névralgique du capitalisme.

5) Vulnérabilité partagée On voit que tout tourne dans ces métiers autour de la vulnérabilité, vulnérabilité extrême des personnes dont on prend soin, le monsieur victime d’AVC, les enfants handicapés, las femme grabataire…. Vulnérabilité tout aussi grande des personnels qui s’occupent d’eux, dans des conditions de vie qui les fragilisent encore plus. Une des découvertes de l’éthique du care a été celle de la vulnérabilité des caregivers (des pourvoyeurs de soin) tout aussi grande que celle de ceux qui bénéficient du care. Le film met en évidence une sphère de vulnérabilité où tout le monde partage la même précarité, un monde du care invisible et négligé. Tout ce qui touche au care en est dévalorisé et on comprend alors le système qui conduit à ces salaires indignes, pour des tâches dont on vante constamment l’importance sociale. On peut penser aussi à la proportion de soignants pauvres ou d’origine étrangère qui sont morts durant la pandémie, bien plus importante que dans la population générale.

6) La voix des femmes Ce qui est remarquable dans le film est que parti de voix d’hommes (les deux députés) il cède progressivement la place aux voix des femmes. Voix des auxiliaires de vie, qui sont reconnues dans le film comme étant les mieux à même de décrire leur travail et leur situation et de revendiquer leurs droits. Voix des femmes de ménage, dont le travail est invisibilisé à l’Assemblée. Toutes avec une dignité et une justesse exceptionnelles. Voix enfin entendues dans la belle scène finale dans l’hémicycle, où ces femmes trouvent leurs voix –qui n’est pas une parabole : c’est cela qui devrait se passer dans la réalité si l’on était capable de leur donner la place proportionnelle à leur importance et à leur contribution. Ce sont ces personnes, les premières concernées, qui devraient décider du sort des autres et des pauvres, et pas les élus terrifiants d’égoïsme que l’on aperçoit au moment des délibérations en commission. Ces élus, femmes et hommes, vivent eux-mêmes du travail de ces personnes, et en ont à leur service pour leur ménage, leur maison, leurs enfants, leurs parents… Ils vivent dans le déni de ce qui leur permet une vie quotidienne fluide et autonome. Ils ne veulent pas voir de quoi ils dépendant pour leur confort et leur propre travail – mais l’horreur que montre le film, c’est qu’on leur met cette réalité sous le nez par une proposition de loi, qu’on leur présente les conditions de vie de grande pauvreté de personnes qui travaillent pour eux et elles, et qu’ils ne sont pas capables de faire le moindre geste. François Ruffin regrettait qu’il n’y ait pas de « méchant » dans son film contrairement à Merci patron. Il n’y a pas de méchant mais il y a la méchanceté radicale des privilégiés qui vivent aux dépens des humains qu’on a la chance de rencontrer dans ce film. »

Sandra Laugier